Sur cette page vous trouverez chaque mois une nouvelle
extraite des ouvrages de nos compagnes et compagnons nouvellistes
JUILLET 2025
LES LISTES DE LINOTTE
par Anne LASSERRE-VERGNE
On lui avait tellement répété qu’un jour, elle finirait par oublier sa tête sur la fenêtre que, dès son plus jeune âge, Line avait pris l’habitude de dresser la liste de ce qu’elle devait faire, ne pas faire. Sa première liste était une somme de choses à ne pas faire. Elle était, il faut le reconnaître, très brève ; à vrai dire, on ne pouvait guère lui donner le nom de liste :
1) Ne pas oublier ma tête sur la fenêtre.
2) Ne pas me gratter la tête avec ma fourchette, ça exaspère papa. Et il me prive de dessert.
Elle avait punaisé la feuille au-dessus de son petit bureau. Sa mère lui avait proposé d’ajouter :
- Ne pas donner toute ma viande au chat ; ne pas oublier de me brosser les dents et de bien apprendre mes leçons.
Mais une liste, c’est personnel, et elle n’avait pas tenu compte des remarques maternelles.
Il y eut la liste des prénoms qu’elle donnerait à ses enfants, doublée de celles des prénoms qu’elle ne donnerait pas à ses enfants. Soit elle songeait à des grossesses multiples, soit elle envisageait de donner à ses enfants plusieurs prénoms, car la feuille qu’elle afficha à la tête de son lit était conséquente :
À donner À ne pas donner
Virginie Grégory
Clémentine Stanislas
Édouard Dorothée
Joris Maxime
Pauline Agathe
Capucine Valère
Cannelloni (sa meilleure amie lui avait dit que ce n’était pas un prénom, que c’était une nouille. Alors, dans la rangée de droite, face à Cannelloni, elle avait ajouté : Leslie, le prénom de son amie.)
Sa chambre ne fut pas tapissée de ses dessins d’enfants, de posters de chanteurs à la mode, mais de listes colorées car, selon l’humeur, elle utilisait des stylos de couleurs différentes.
Après avoir commencé un cahier de lecture – maîtresse avait expliqué qu’il en fallait un et comment le remplir -, Linette en vint à classer les livres qu’elle avait lus en trois colonnes : 1) J’ai aimé ; 2) Je n’ai pas aimé ; 3) J’ai moyennement aimé. Cette troisième colonne la chagrinait car elle n’aimait pas les demi-mesures. Cependant force lui était de convenir que certains ouvrages ne rentraient pas dans les deux premières colonnes.
Linette se découvrit une passion pour les mots. Ses parents en prononçaient parfois de si compliqués ou de si doux ou de si curieux ; certains battaient des ailes comme les oiseaux et ils s’envolaient dès qu’elle cherchait à les retenir. D’autres sentaient la cannelle, la confiture de prunes. Elle les savourait un instant, les gardait pour elle, en humait la saveur, puis les confiait à sa mémoire. Pauvre Linotte ! Sa mémoire ne les lui rendait pas. Elle décida donc de dresser la liste des mots enchanteurs et des mots dangereux, qu’il valait mieux ne pas prononcer. Cette page l’occupa tout un après-midi. Quand elle eut fini, elle connut un grand moment d’émotion. Linotte eut le sentiment qu’elle avait accompli quelque chose de peu ordinaire, quelque chose de beau. Elle n’avait pas les mots pour exprimer ce qu’elle ressentait. Linette avait réalisé une œuvre d’art. Son premier poème. Sur une page blanche des mots reliés par des guirlandes de fleurs, des ailes d’oiseaux. Ce n’était ni du grand art, encore moins de l’art figuratif, mais il y passait quelque chose de son âme.
Parmi les mots à ne pas dire, elle avait aligné : abandonner, rien, sieste, prison, tapioca, guerre, mourir, cauchemar, chagrin. Elle avait écrit en grosses lettres vertes NÉANT. C’était le mot le plus dangereux. Le prononcer, c’était comme disparaître. C’est un mot qu’on ne peut même pas dessiner, ni même attendrir. Elle avait essayé en le répétant doucement, en chantonnant. Il restait aveugle et sourd. Un mot tout noir, c’est pour cela qu’elle l’avait écrit en vert, pour le rendre moins maléfique.
Ah ! Les mots enchanteurs... Elle s’appliqua, les forma en lettres rondes et dodues. Stupeur, il n’y en avait pas tant que ça ! Princesse, glace, fraise, Maman, Papa, Noël, cadeau. Elle se promit de réfléchir afin de parvenir à deux colonnes équilibrées. On ne pouvait pas laisser gagner les mots dangereux. Papa dit qu’il faut savoir tout doser : ses efforts, son appétit, ses envies. Mener une vie équilibrée est primordiale.
Linotte était une petite fille consciencieuse, et chaque soir, elle relisait l’une de ses listes. À force de les lire, Linette devint Line. Ses listes ressemblaient désormais à des agendas. Lundi : réviser maths, histoire, anglais, faire exercices de grammaire, préparer sac de sport. Mardi : réviser espagnol, apprendre leçon de physique. Mercredi : natation avec Leslie.
Leslie décida qu’elle était amoureuse d’un grand garçon qui faisait une longueur de piscine sans respirer et s’entraînait sans jamais les regarder. Est-on maitre de telles décisions ? Un mercredi, Leslie décidait qu’elle était heureuse parce qu’elle croyait qu’il lui avait souri ; un autre mercredi, elle décidait qu’elle était très malheureuse parce que ça fait souffrir de décider d’aimer quelqu’un qui ne vous regarde pas.
Line pensa qu’il serait peut-être judicieux – elle venait de découvrir le terme et hésitait à l’ajouter aux mots enchanteurs – de dresser la liste des qualités que son amoureux aura et des défauts qu’il n’aura pas. D’abord il aura des cheveux. Quoi d’autre encore ? Quelles qualités devra-t-il posséder ? Elle n’avait jamais été amoureuse et sa plume restait en l’air sans rien avoir à écrire. Elle en fut étonnée. Se pouvait-il qu’elle n’en sache pas plus sur l’être qu’elle serait appelée à aimer ? Elle passa à la seconde colonne : les défauts à refuser. Son stylo, dessinant des pleins et des déliés, nota : tricheur, menteur, copieur. Et sa plume de nouveau quitta le papier. Pour la première fois, elle réalisa que les mots avaient leur vie propre, et que si l’on ne savait pas lequel appeler, il ne venait pas spontanément s’inscrire dans votre tête et sur une feuille de cahier. Comme elle n’était guère patiente, elle déchira soigneusement la page et, au lieu de l’afficher, elle la rangea dans le premier tiroir de son bureau. Elle verrait plus tard. Quand elle serait amoureuse. Elle sentait bien confusément que ce serait certainement trop tard pour compléter la liste.
Elle n’eut pas le temps de réfléchir davantage car sa mère l’appelait :
- Linette, Linette, descends s’il te plaît.
Elle pensa soudain que parmi les mots enchanteurs, elle aurait dû inscrire : s’il te plaît. Sa mère ne donnait jamais d’ordre, elle employait la formule magique « s’il te plaît », et tout le monde faisait ce qu’elle demandait.
- Linette, avait dit sa mère, j’ai une bien mauvaise nouvelle à t’annoncer. Tu te souviens de tante Mélanie, la tante de papa.
Line, à vrai dire, ne s’en souvenait guère.
- Mais si, dit maman, la vieille dame qui cuisinait des beignets tout en fumant une éternelle cigarette.
Alors là, Linette voyait un peu mieux : un chignon gris, un tablier aux couleurs indéfinissables, un chat sur la table léchant un beignet.
- Elle est morte, dit maman qui annonçait toujours brutalement les nouvelles qu’elle ne savait pas comment annoncer.
C’était la première mort que Line vivait presque en direct. À l’école, les rois mouraient les uns après les autres, mais c’était autrefois, les poètes étaient déjà tous enterrés.
- Subitement, ajouta Maman. Dire qu’elle avait prévu tant de choses à faire, cet été...
Linette tourna les talons, grimpa les escaliers. Comment n’avait-elle jamais pensé à dresser la liste la plus importante ? Elle se tira les cheveux pour se gronder car elle se trouvait impardonnable. Elle attrapa son cahier, un stylo, et d’une écriture appliquée traça en lettres majuscules :
LISTE POUR L’AILLEURS
À emporter
- Une bouteille d’eau, si j’ai soif en traversant l’enfer. Sous-entendu : je ne m’y attarderai pas.
- « Le Petit Prince », si je m’ennuie. Moi aussi, il m’a apprivoisée.
- Quelques fautes à me faire pardonner. (On ne sait jamais. Si ça peut aider à éviter le purgatoire...)
- Le bracelet que Mamie m’a donné quand j’étais toute petite et qui était à elle avant ; si je la vois je le lui rendrai pour qu’elle le donne au bébé qu’elle a perdu parce que le bracelet est trop petit pour moi maintenant.
Il fallait qu’elle réfléchisse bien. Il n’était pas question de commettre la moindre erreur. Surtout ne rien oublier car elle n’aurait pas l’occasion de réparer son étourderie.
- Mon ange gardien.
Elle ne l’avait jamais vu, mais sa mère lui disait souvent, surtout quand elle traversait une rue sans regarder à droite et à gauche : « Line, tu as vraiment un ange gardien qui veille sur toi. » Alors, elle n’allait pas le laisser seul sur terre quand elle n’y serait plus. Ce serait du gaspillage. Et puis, elle en aura peut-être besoin là-haut. Ce doit être immense. Il ne faudrait pas qu’elle se perde. Deux précautions valant mieux qu’une, elle ajouta :
- Un GPS.
- Un sac de pensées.
Pour les enfiler comme des perles dans sa tête. Son Papa citait souvent un monsieur Descartes, qui avait dit : « Je pense donc je suis. » Donc, pour n’être pas tout à fait morte, il fallait emporter avec soi des pensées. Est-ce que tante Mélanie avait eu le temps d’en prendre quelques-unes ?
Elle passa sa main gauche dans les cheveux, entortilla une mèche autour de son index, signe de réflexion profonde. Qu’oubliait-elle ? « J’ai bien une tête de linotte », pensa-t-elle. Elle écrivit :
- Mon âme.
Anne LASSERRE-VERGNE
JUIN 2025
MA GRAND-MERE AVAIT LES MÊMES
par Pierann
En lisant le journal local à la rubrique des animations du jour, je repère l'annonce suivante :
" Place des souvenirs, brocante annuelle des Parents d'élèves de l'école JEAN CHERCHE…."
Je n'ai rien prévu de particulier aujourd'hui, je vais y aller faire un tour. Peut-être trouverai-je l'objet du siècle ! Un rayon de soleil éclaire l'avenue qui mène à la foire semblant me récompenser d'avoir choisi cette promenade plutôt que de me laisser embarquer passivement par le petit écran.
Sous les arbres les commerçants d'un jour se sont installés sur des tréteaux, sur des tables, sur des toiles plastiques ou des plaids de couleur… une petite foule bruyante se faufile dans les allées bornées de ces étals de fortune. Au hasard, s'il existe, je m'engage dans celle qui se trouve face à moi…
Mon regard est attiré par une panoplie de vieilles cannes à pêche en bambou, posées près d'une sorte de cadre en bois long et ventru au milieu duquel dans sa partie supérieure pend une cage de fer. Oh ! Un moine ! Comme chez ma Grand-Mère. Elle s'en servait le soir pour, le glissant sous l'édredon et le drap de dessus, réchauffer le lit. Elle prenait les braises dans le cœur d'une cuisinière à charbon trônant dans la cuisine. Des images d'enfance remontent dans ma tête… durant quelques instants je suis ailleurs.
Je continue ma balade. Plus loin derrière un bric à brac de vieux outils une Dame âgée, assise sur un pliant de toile, se concentre sur son ouvrage de dentelle. En effet près des vieux rabots, des scies, des pinces, des faucilles…. Je remarque des napperons, des chemins de tables… là encore je me dis : comme sur la cheminée chez ma Grand-Mère.
Je poursuis ma visite caressant un gentil chien par ici ou arrêtant la course aveugle d'un enfant risquant de me percuter par là. Mes yeux se posent sur une série d'articles de maroquinerie… et oh joie ! Je remarque un porte-monnaie noir avec pour fermeture deux appendices de fer blanc que l'on tournait l'un sur l'autre. Me voici, d'un coup, revenu à mes toutes jeunes années. Je revois mon arrière Grand-Mère de 95 ans, toute menue dans son lit qu'elle ne quittait plus. Les veilles de fin de vacances elle ouvrait le même porte-monnaie noir et nous donnait une pièce à mon frère et à moi. Tout cela dans une chambre parfumée de la cire du parquet et de la vieille armoire dans un décor de fleurs séchées et bustes en terre cuite sous un silence étonnant et grave de la part de jeunes garçons habituellement bruyants. Mon Dieu… comme c'est loin dans ma mémoire et pourtant si présent grâce à la brocante.
Au détour d'un comptoir de caisses de livres anciens, d'illustrés d'un autre temps paradent des jeux de société. Oh ! Un meccano comme chez ma Grand-Mère. Elle le rangeait dans l'armoire de la chambre lorsque nous partions.
Les objets proposés par les exposants défilent à la vitesse de mon pas. Là un panier à œufs en fer comme celui de ma Grand-Mère… ici un garde-manger de fin grillage comme celui de ma Grand-Mère… ou encore une fontaine à eau en porcelaine avec son petit robinet et sa cuvette comme celle de ma Grand-Mère sur le balcon sous la treille.
La dernière allée s'égaye d'une musique qui titille mes oreilles. J'aperçois une dame d'un âge certain, vêtue de guenilles de théâtre les pieds chaussés de gros sabots, qui fait sonner un petit accordéon pendant que son septuagénaire de mari anime des marionnettes de fils et bois.
Je m'adosse à un tilleul et je contemple cette scène d'un autre temps.
La dame a le visage marqué. Des rides viennent sillonner cette face de femme de la campagne, burinée par le chaud, le froid, les pleurs et les sourires. Ses mains aussi racontent des histoires de jardin, de marchés, de lessives au lavoir et de poulaillers…
Les rides sont profondes. On y pourrait semer des graines de courage. Heureusement ces sillons creusés, ces ravines ne sont pas à vendre, mais à parcourir sur la pointe des pieds issus des vers d'une poésie spontanée. Joue encore Madame… longtemps.
Nos regards se croisent, se fixent…. Je lis dans ses yeux que nos pensées se rejoignent.
Elle joue "SE CANTO".
A-t'elle senti l'authentique de mon émotion, de mon trouble ? Elle me sourit. Je lui réponds en pensant : elle avait les mêmes ma Grand-Mère.. Ses rides étaient comme les marches d'un escalier pour que ses sourires montent au regard.
Surpris que cette simple brocante me touche à ce point je me prends à souhaiter que quelques joies peuplent les rides de lumière sur tous les visages des Mères-Grand…
Pudiquement je quitte la place des souvenirs alors que la buvette propose à la sono :
" Voulez-vous danser Grand-Mère…"
Pierann
MAI 2025
LA BROSSE À DENT
par Daniel Lacroze-Marty
Une brosse à dent se promenant dans un bois se trouve soudainement nez à nez, je devrais dire poil à poil, avec un hérisson.
« Quelle surprise de rencontrer un collègue dans ce bois ! » s’écrie la brosse à dent.
« Collègue ? Qu’est-ce que tu racontes » lui répond le hérisson.
« Ben oui, entre brosses à dent nous sommes collègues, n’est-ce pas ? » lui réplique la brosse à dent.
« Hé, ça ne va pas la tête ! Je ne suis pas une brosse à dent, tu vois bien » s’exclame le hérisson.
La brosse à dent fait le tour du hérisson en l’observant attentivement et dit : « Oui, je vois bien que tu es différente, mais nous sommes toutes différentes et je respecte la différence. Il ne faut pas être complexée parce que tu es différente, bien au contraire, tu dois être fière de ta différence… »
Le hérisson, furieux, s’écrie : « Mais tu es folle ! Achète des lunettes, tu vois bien que je ne suis pas une brosse à dent, je suis un hérisson, un HÉ-RI-SSON ! »
La brosse à dent, stupéfaite : « Holà, ne te fâche pas, je te dis que je respecte la différence et même si tu as une infirmité, cela ne me gêne pas. Pas la peine de te fâcher, je te trouve même très belle… ! »
Le hérisson, très en colère, se met en boule et roule, roule dans le bois jusqu’à disparaître de la vue de la brosse à dent.
La brosse à dent, surprise par la réaction du hérisson s’en retourne chez elle brosser les dents de son ami Pierrot.
Daniel Lacroze-Marty
AVRIL 2025
UNE FENÊTRE SUR DEUX
par Chantal REY
« Il n’y a pas de sot métier, il n’y a que de sottes gens. »
Tous les après-midi, Eugénie de Saint-Fulvien faisait disposer sa table à ouvrage près d’une des fenêtres donnant sur le boulevard, où la clarté lui permettait de travailler plus confortablement à l’une des nombreuses nappes d’autel qui faisaient la fierté de la paroisse. Sa fille prenait place près de l’autre fenêtre, où elle s’affairait à son trousseau. Quand la pendule aux angelots carillonnait ses quatre notes, la mère s’éclipsait discrètement.
Mademoiselle de Saint-Fulvien avait toujours été excessivement choyée par sa famille. Le jour de son dix-septième anniversaire, on lui fit entendre qu’il serait désormais séant de porter une bienveillante attention aux avances des jeunes gens qu’on allait mettre fort à propos sur son chemin. « La vie est courte, soupirait sa sage mère, et la saison des appâts est bien éphémère, n’en déplaise aux insouciantes jouvencelles ! »
La demoiselle avait tout pour plaire : une excellente éducation, une dot considérable et la promesse, pour un gendre digne de confiance, d’une situation d’avenir dans la banque de beau-papa, ainsi qu’un logement luxueux dans l’hôtel particulier de la famille. Hélas, les mensurations peu avantageuses de l’héritière, tout comme sa pilosité confinant à l’exotisme, décourageaient les prétendants.
Quelques années plus tard, alors qu’ils se préparaient, la mort dans l’âme, à voir leur enfant coiffer sainte Catherine, les membres de la tribu Saint-Fulvien eurent un regain d’espoir en découvrant le manège d’un jeune homme blond, à la silhouette élancée et à la mise convenable, qui se postait tous les jours à la même heure sur le trottoir d’en face et passait là un bon moment les yeux rivés sur les fenêtres de l’hôtel Saint-Fulvien sans rien faire d’autre que prendre des notes sur un calepin : « Sans doute des vers —pensait-on— inspirés par le spectacle de la jeune fille à sa fenêtre ». Afin de favoriser l’idylle naissante, on s’accorda pour ménager à cette dernière son heure quotidienne d’intimité au moment de la muette sérénade.
Un après-midi, alors qu’Eugénie de Saint-Fulvien réintégrait le petit salon où elle avait fait servir le thé, elle trouva sa fille en pleurs : « Il ne me reste qu’à mourir, Mère, cela fait presqu’une semaine qu’il ne se montre plus ! » Désemparée, Eugénie s’en remit à son époux : « Il nous faut le ramener !
— Comment, quand nous ignorons jusqu’à son nom ?
— Vos relations dans la police auront tôt fait de le retrouver.
— L’effaroucher en mettant les enquêteurs à ses trousses serait le perdre à jamais ! »
Après plusieurs jours à refuser toute nourriture, mademoiselle, les yeux battus, déclara à ses parents, impuissants : « Il n’y a plus guère de destin envisageable pour moi en ce monde que celui d’épouse du Christ. » Cette décision affecta madame Eugénie à un point tel que le soir-même, après avoir vidé le flacon de liqueur d’arquebuse qu’elle gardait dans son boudoir, elle s’épancha auprès de sa femme de chambre, qui trouva à l’affaire des similitudes avec celle qui occupait ces derniers temps la domesticité de la demeure : « C’est tout pareil pour not’Émilie, qui se voyait déjà mariée. Dame ! On comprend qu’elle y ait cru, à le voir tous les jours dans l’arrière-cour, le nez pointé vers la fenêt’ ou c’que la chambrière déverse les pots et les filles de cuisine jettent les épluchures et les tripes de volailles ! » Quoique n’ayant rien à voir avec la mésaventure de sa fille, madame de Saint-Fulvien dut convenir que la coïncidence fût troublante.
Les époux Saint-Fulvien, heureux de constater que leur fille, passée la fougue du désespoir, n’était guère pressée d’entrer dans les ordres, s’employèrent à multiplier les sorties dans le monde. Si lesdites sorties furent l’occasion de rencontres, elles furent aussi l’occasion d’intrigues propres à raviver la douleur de l’amoureuse déçue. Partout il était question d’un jeune homme écumant boulevards, jardins, cours et avenues, crayon et carnet en main, observant les façades des demeures qu’il semblait étudier.
Les retrouvailles eurent lieu le 30 ventôse de l’an XII, à l’occasion du souper donné par madame de Carteney pour célébrer la promulgation du code Napoléon qui, selon elle, allait bouleverser la vie du peuple de France. Les hasards du protocole placèrent mademoiselle de Saint-Fulvien à la droite du mystérieux jeune homme : « Nous direz-vous enfin quelle est cette étrange marotte, Monsieur…
— Caron. Citoyen Caron, si vous permettez.
— Quelle est donc cette étrange marotte, disais-je, qui consiste à observer les façades de vos congénères ?
— Il n’est nullement question de marotte, mais d’une fonction on ne peut plus officielle. »
Au gré des bals et des soupers, ces deux-là apprirent à se connaître et à s’apprécier au-delà de toute espérance, jusqu’à ce qu’un jour le citoyen Caron se présentât chez le banquier à l’heure du thé, ganté et chapeauté. « Il n’y a pas de sot métier », déclara monsieur de Saint-Fulvien lorsque le prétendant lui eût fait sa demande. Sans le formuler clairement, il espérait qu’un gendre compteur de fenêtres contribuerait à minorer substantiellement l’assiette de l’impôt sur les ouvertures dont il était redevable.
C’était faire peu de cas du zèle du citoyen Caron qui, dès le lendemain des noces, fit preuve d’une indécente intégrité.
Après un an de mariage, madame Caron mit au monde une petite fille aussi velue que sa maman, aussi robuste que son père était frêle, aussi brune qu’il était blond. La petite ne connut guère ce dernier, décédé avant qu’elle eût soufflé sa première bougie, des suites d’un stupide accident domestique. C’était du moins le discours réservé à l’enfant lorsqu’elle s’enquérait de son géniteur. Elle n’entendit d’autre son de cloche qu’à l’adolescence, grâce au goût de ses camarades de pension pour les ragots colportés par leurs familles respectives : « Tombé de sa fenêtre, mon œil ! C’est lui qui s’est jeté par la fenêtre.
— Vous mentez ! Pourquoi mon père se serait-il suicidé ?
— Parce qu’il a trouvé ta mère dans les bras du peintre embauché par ton grand-père. Un artiste, paraît-il, dans sa spécialité.
— Comment pouvez-vous rapporter pareilles calomnies ?
— Compteur de fenêtres pour les Finances Publiques, ton père aurait pu faire un geste pour que ton grand-père paie moins d’impôts. Au lieu de cela, il a veillé à ce que ce dernier ne bénéficie d’aucun passe-droit.
— Il faisait son travail !
— Certes. C’est pourquoi ton grand-père a fait reboucher une fenêtre sur deux pour les remplacer par des fenêtres en trompe-l’œil, grâce à quoi l’homme à l’oreille rouge s’est taillé une belle réputation parmi les propriétaires des demeures bourgeoises et des hôtels particuliers de la ville, qui se disputaient ses services.
— L’oreille rouge ?
— L’artiste peintre avait une grande tâche de vin derrière l’oreille. »
Suffoquée, la demoiselle Caron porta sa main à l’oreille gauche, réalisant que ses cheveux coupés « à la victime », selon la mode de l’époque, exposaient aux yeux du monde la marque de l’infâme bâtardise.
Chantal REY
MARS 2025
La Sophie du péchard
par Dominique GUILLOT
Elle avait pourtant fonction publique, fonction utile, quoique un peu nauséabonde, mais, à sa façon. Une remorque à pneus, avec petites ridelles, tirée par un vieux péchard, cette sorte de cheval efflanqué, rouquin, mal ferré. Elle le menait à la voix, sans le toucher, sans rênes ni licol, en fait, la plupart du temps, elle marchait à côté, lançant en soufflant les sacs poubelles bleu azur, les entassant savamment pour qu'ils ne tombent ni ne s'écrasent avant leur mise en décharge.
On était dans les années 80, on pensait à s'enrichir, l'immobilier explosait, la politique prenait bon ton, on y croyait....Pas elle !
Son « logement de fonction » elle l'avait bâti, elle-même, dans le bois qui longeait le dépôt d'ordure.
Le Maire avait fermé les yeux. On dit qu'il s'y rendait parfois, l’œil aux aguets, le retour satisfait...
Elle, tout le village racontait sa méchanceté, son refus d'en être, sa bizarrerie en limite de folie...
Chacun brûlait ses enveloppes de courrier, qu'elle, tu sais bien, elle ! Elle aurait pu maudire les noms, les adresses, porter malheur ou se venger, car on se doutait bien qu'il y avait vengeance dans le repli de l'éboueuse.
On a parlé d'amour trahi, sans jamais pouvoir nommer le volage, on se rappelle une enfance solitaire, déscolarisée, un père ferronnier, passant des femmes à la bouteille sans s'occuper des propriétés ou des usages.
On savait tous que de multiples sentiers s'étaient dessinés dans le bois, que les hommes d'ici juraient leurs derniers dieux qu'elle devait effrayer les sangliers, par l'odeur mélangée des détritus et d'une femme sans salle de bain...
(On oubliait la source qui, avant-guerre, alimentait le hameau.)
On évitait juste le « coin des ordures », laissant croupir la Sophie, exorcisant par le détour, tous les tourments et bile noire qu'on y pouvait jeter.
Ce ramassage singulier s'est arrêté.
On a retrouvé morts le péchard et la Sophie, les bras autour du cou de son cheval, ultime accompagnement sur le décor fumant âcre des sacs poubelles.
A-t-on jamais pensé quelle aimait cette contrée, ce pays, ces gens qui ne l'avaient jamais rabrouée, renvoyée ?
A-t-on jamais pensé la ferveur qu'elle mettait à nettoyer leurs déchets, à réduire les tensions, sauvant par là plus d'un ménage ?
L'a-t-on jamais pensée comme une sorte de sainte, dans la rédemption d'une faute qui n'appartient qu'à elle, la « Sophie du péchard » ?
Dominique GUILLOT