Compagnie des écrivains de Tarn-et-Garonne

LA BONNE NOUVELLE

Sur cette page vous trouverez chaque mois une nouvelle

extraite des ouvrages de nos compagnes et compagnons nouvellistes

 

La Sophie du péchard

par Dominique GUILLOT


Elle avait pourtant fonction publique, fonction utile, quoique un peu nauséabonde, mais, à sa façon. Une remorque à pneus, petites ridelles tirée par un vieux péchard, cette sorte de cheval efflanqué, rouquin, mal ferré. Elle le menait à la voix, sans le toucher, sans rênes ni licol, en fait, la plupart du temps, elle marchait à côté, lançant en soufflant les sacs poubelles bleu azur, les entassant savamment qu'ils ne tombent ni ne s'écrasent avant leur mise en décharge.
On était dans les années 80, on pensait à s'enrichir, l'immobilier explosait, la politique prenait bon ton, on y croyait....Pas elle !
Son « logement de fonction » elle l'avait bâti, elle-même, dans le bois qui longeait le dépôt d'ordure.
Le Maire avait fermer les yeux. On dit qu'il s'y rendait parfois, l’œil aux aguets, le retour satisfait...
Elle, tout le village racontait sa méchanceté, son refus d'en être, sa bizarrerie en limite de folie...
Chacun brûlait ses enveloppes de courrier, qu'elle, tu sais bien, elle ! Elle aurait pu maudire les noms, les adresses, porter malheur ou se venger, car on se doutait bien qu'il y avait vengeance dans le repli de l'éboueuse.
On a parlé d'amour trahi, sans jamais pouvoir nommer le volage, on se rappelle une enfance solitaire, déscolarisée, un père ferronnier, passant des femmes à la bouteille sans s'occuper des propriétés ou des usages.
On savait tous que de multiples sentiers s'étaient dessinés dans le bois, que les hommes d'ici juraient leurs derniers dieux qu'elle devait effrayer les sangliers, par l'odeur mélangée des détritus et d'une femme sans salle de bain...
(On oubliait la source qui, avant-guerre, alimentait le hameau.)
On évitait juste le « coin des ordures », laissant croupir la Sophie, exorcisant par le détour, tous les tourments et bile noire qu'on y pouvait jeter.
Ce ramassage singulier s'est arrêté.
On a retrouvé morts le péchard et la Sophie, les bras autour du cou de son cheval, ultime accompagnement sur le décor fumant âcre des sacs poubelles.
A t'on jamais pensé quelle aimait cette contrée, ce pays, ces gens qui ne l'avait jamais rabrouée, renvoyée ?
A t'on jamais pensé la ferveur qu'elle mettait à nettoyer leurs déchets, à réduire les tensions, sauvant par là plus d'un ménage ?

L'as t'on jamais pensée comme une sorte de sainte, dans la rédemption d'une faute qui n'appartient qu'à elle, la « Sophie du péchard » ?

Dominique GUILLOT