Conférence F. H. SOULIE
Théâtre, patrimoine et création à Montauban
par M. François-Henri Soulié, membre associé
LE FESTIVAL DU LANGUEDOC
En 1957, l’idée de décentralisation concernant le théâtre, n’est pas une nouveauté. Des hommes tels que Charles Dullin avaient initié le mouvement dès > e n transportant leurs tréteaux loin de Paris, jusqu’au plus profond des provinces françaises.
Dans l’immédiat après-guerre, impulsés par les actions d’Éducation Populaire issues de la Résistance, de nombreux festivals de théâtre éclosent un peu partout dans notre Pays. La plupart du temps, ces festivals naissent à l’initiative de chefs de troupe dont l’exemple le plus flamboyant est celui de Jean Vilar à Avignon en 1947.
Il est plus rare qu’une telle action soit le fait d’un « enfant du pays », comme ce sera le cas à Montauban en la personne de Félix Castan. Pour être fidèle à la vérité historique, rappelons que le Festival de Montauban ne jaillit pas ex-abrupto de l’imagination de son promoteur. Il découle d’une réflexion mise en route depuis déjà plusieurs années. En 1957, cela fait en effet trois ans que Félix Castan avec le groupe « Art Nouveau », a créé avec sa femme Marcelle Dulaut, - elle-même artiste peintre -, une importante manifestation autour des arts plastiques intitulée « Le Salon du Sud-Ouest ». Peinture et sculpture occupent déjà chez Castan la place importante qui sera la leur tout au long de sa vie d’intellectuel au service de la culture décentralisée. Notons que l’artiste Christian de Cambiaire, disparu en 2016. fit partie du premier comité fondateur de ce festival de théâtre. II avait vingt-cinq ans.
L’idée de cette manifestation autour de l’art dramatique, est insufflée par Jeanne Castan, la sœur de Félix et le metteur en scène Jean Deschamps. Jeanne est comédienne, elle a été élève au cours Dullin et fréquente le théâtre parisien. Sans doute est-il important de resituer les événements dans leur époque et leur contexte sociétal. À ce moment, René Coty préside la IVème République. Le général de Gaulle n’est pas revenu aux affaires et André Malraux n’a pas encore songé à une politique culturelle pour la France. La réflexion en matière de culture est alors, presque exclusivement, le fait des partis et des intellectuels issus des divers courants de la gauche muselés sous le régime de Vichy.
Pour bien saisir le caractère absolument novateur de la démarche de Félix Castan, il est important d’évoquer le Montauban de cette époque. Douze ans après la Libération, à l’image de nombreuses villes françaises, Montauban panse ses plaies encore vives après l’occupation nazie et s’éveille lentement à cet essor économique que l’on sent poindre et que Jean Fourastié appellera plus tard les « Trente Glorieuses ».
Pour l’heure, notre ville vit essentiellement au rythme des foires et des marches agricoles, dans l’ombre paisible et rassurante de ses couvents et de ses casernes. Hormis les processions religieuses et les défilés militaires, la seule manifestation de rue est le Carnaval. Il faut imaginer un Montauban « à la Flaubert », encore très proche de celui que décrit Marcel Sémézies dans ses Mémoires. Le théâtre municipal, quant à lui, reçoit les tournées Baret qui diffusent pour le ravissement émoustillé d’une certaine bourgeoisie locale, des pièces avec des placards et des amants dedans. On y trouve aussi les tournées Tichadel, bien connues pour leurs danseuses froufroutantes et emplumées. Quelques classiques français complètent parfois le programme pour satisfaire l’appétit culturel des lycéens et de leurs professeurs. *
Cependant, le vent de la modernité souffle déjà. Toute une jeunesse affamée de découverte et de nouveauté fréquente assidûment le faubourg du Moustier où Hugues Panassié distille aux fidèles du Hot Club de France le meilleur de la musique de jazz. Les poètes Herment, Malrieu, Albouy, incarnent la nouvelle poésie. Du côté des arts plastiques apparaissent des personnalités telles que Dautry, de Faveri, Gunaud et bien d’autres.
C’est dans ce contexte où cohabitent le conservatisme poussiéreux d’avant-guerre et la recherche contemporaine, que Jeanne et Félix Castan créent le « Festival du Languedoc » dont la direction artistique est confiée à Jean Deschamps qui en est aussi un des initiateurs. Abordons tout de suite les deux caractéristiques les plus marquantes qui font l’originalité de leur projet.
La première réside dans sa philosophie qui ne se fonde pas, de prime abord, sur ün genre théâtral. En effet, ce n’est pas un contenu qui dicte le choix des fondateurs, mais au contraire un contenant, car c’est la Place Nationale qui va définir leur action. On peut dire que ce festival est issu du cœur même de sa ville et émane de son patrimoine architectural.
Dans le programme de 1959, Félix Castan en rappelle la genèse : « Il y a dans toute place publique, comme une prédestination aux tréteaux, aux jeux du spectacle populaire. » Tout est dit dans cette phrase : c’est dans la rue que se rencontre le peuple, c’est donc dans cet espace public que doit s’établir le théâtre populaire. Et de même que Vilar, dix ans plus tôt, a installé son plateau dans la cour du Palais des papes, Castan va planter le sien sur la place du marché. Deuxième originalité dans cette création festivalière : c’est à présent la mémoire même de la place qui est convoquée pour déterminer le type de théâtre que l’on y montera. On pourrait appeler cela une interprétation patrimoniale avant la lettre.
On se rappelle que la place fut conçue à l’époque où l’Espagne allait révolutionner friture théâtrale et la scénographie européenne en sortant le théâtre des palais pour le porter sur la place publique. Voici donc le « Siglo de Oro », le célèbre Siècle d’or espagnol. Une pléiade d’auteurs va donner au monde quelques-uns des chefs œuvre de l’art dramatique occidental. Ces auteurs ont pour noms : Calderon, Tirso de Molina, Lope de Vega, Guillen de Castro, etc. Exception faite des « autos sacramentales » qui sont des pièces d’inspiration religieuse, le reste de la production théâtrale de cette époque concerne essentiellement des comédies. C’est, d’ailleurs, sous ce titre générique de « Comedia » que se présentent les différentes pièces. Comédies burlesques, comédies galantes et comédies dramatiques, voire tragédies sanglantes, s’y rencontrent sous des plumes alertes qui savent mêler le picaresque, la satire et l’action de cape et d’épée avec pour thèmes centraux récurrents, l’amour et l’honneur - Ce mélange des genres et des tons permet de trouver grâce aux yeux d’un public où se côtoient lettrés et gens du peuple. C’est exactement, quatre cents ans plus tard, le même public que cherche à toucher le Festival du Languedoc. N’oublions pas qu’en 1957, très peu de foyers possèdent la télévision. Le théâtre est encore un outil important de diffusion culturelle et un divertissement très largement apprécié. Revenons un instant au théâtre du Siècle d’Or pour en souligner un des grands aspects novateurs. Si l’on excepte les mystères qui se déroulaient sur le parvis des églises, c’est la première fois que le théâtre s’installe en ville, dans des cours, entre trois pâtés de maison. Ce sont les fameux « corrales » avec la scène en fond, des galeries latérales et un parterre pour accueillir un public debout. La forme en est très proche de celle du théâtre élisabéthain initialement représenté dans des cours d’auberges. En Espagne, le succès est immense et la demande du public est telle que la cité vit au rythme des représentations. Certaines se déroulent sur plusieurs jours, à la manière d’un feuilleton.
Pour Jeanne et Félix Castan, c’est donc un mouvement naturel qui les conduit de la Place Nationale - avec son architecture évocatrice de certaines places espagnoles -, au théâtre du Siècle d’Or qui en est, pour eux, la résonnance littéraire. Peut-être n’est-il pas indifférent de se souvenir aussi qu’une importante communauté espagnole, issue de la retirada, habite ce quartier du centre-ville ainsi que celui, tout proche, de Villenouvelle. La brique rose montalbanaise résonne souvent de la langue de Cervantès. Elle va maintenant vibrer au son du théâtre espagnol.
La machine se met en route. L’accord de la municipalité dirigée par le maire Jean Lacaze est obtenu sans problème. La Place est mise à disposition pour la première semaine de juillet. Les ateliers municipaux participeront à la construction du plateau de scène et des décors. Dès l’abord s’instaure une coopération active entre l’administration de la ville et le Festival. Il ne reste plus, à présent, qu’à faire participer les Montalbanais.
Félix Castan rassemble autour de lui un bureau recruté parmi ses amis et relations. On y rencontre, entre autres personnalités, l’archiviste Matthieu Méras et le conservateur du musée Ingres, Daniel Ternois, ainsi que divers représentante de la F.O.L. (Fédération des Œuvres Laïques), des commerçants de Montauban, de la presse, des entreprises publiques et privées. Dans le comité d’honneur de 1959, présidé par le préfet de Tarn et Garonne, se retrouvent les élus locaux, le président de l’Académie de Montauban ainsi que Mgr l’Évêque aux côtés du président du Consistoire et du commandant de la Subdivision de Montauban. Castan veut rallier tout le monde à son aventure culturelle et il y parvient, au-delà des opinions politiques contradictoires, des appartenances sociales et des coteries diverses. C’est là, la grande force de ce festival. Il n’appartient pas à un groupe fermé sur lui-même ; il offre, au contraire, l’occasion de rassembler tous ceux qui croient en la nécessité de la culture dans une dynamique que l’on nommerait aujourd’hui « citoyenne «. Tout en s’inscrivant dans un vaste mouvement national, il ne surfe pas pour autant sur une mode, ni sur une quelconque allégeance au « show-business «. Il pose d’emblée le principe d’une véritable exigence de qualité autant dans la forme que dans le fond.
Ce seront donc de grands textes joués par de grands interprètes et servis par de grands metteurs en scène. Et toute cette grandeur, offerte sur la Grand-Place de la Ville pour l’édification et le noble divertissement du grand public.
C’est alors que la Place Nationale, dépassant largement son rôle d’écrin inspirateur, va se révéler un acteur à part entière. En effet personne, jusque-là, n’ avait encore pris la juste mesure des extraordinaires qualités acoustiques du lieu. Les hautes façades de brique soutiennent d’autant mieux les voix, que la scène, initialement appuyée à la façade Nord, est ensuite dressée dans un des angles, créant ains une espèce de porte-voix géant qui rend perceptible, jusqu’au dernier rang, la joindre modulation émise par l’acteur soutenu par une sonorisation discrète. Il faut dire aussi que l’on était à une époque où les conservatoires enseignaient la diction.
Mais plus encore que son apport technique, la Place va s’imposer aussi en tant qu’acteur essentiel de la scénographie. Les arcades, drapées de tentures, servent de coulisses, des personnages apparaissent parfois aux fenêtres, des processions défilent sous les es couverts au gré de l’inspiration des metteurs en scène, les façades sous l’effet des projecteurs se colorent de teintes inconnues et magiques. Jusqu’à la nuit d’été elle-même qui participe à la féerie du spectacle, en tendant au-dessus de l’action sa voûte d’ombre étoilée parfois traversée d’un vol d’oiseau. Le festival dévoile aux montalbanais, une Place Nationale comme ils ne l’ont encore jamais vue. Pour la première de « Don Gil aux chausses vertes », en 1958, le metteur en scène Daniel Leveugle, particulièrement inspiré, demande aux habitants de la place d’allumer des bougies sur le rebord de leurs fenêtres. Tout le monde joue le jeu et les spectateurs auront la merveilleuse surprise d’entrer sur une place scintillante de mille lumières qui s’éteindront ensemble à l’appel d’un comédien, au début de la pièce.
^ On assiste ici à la parfaite rencontre d’un théâtre, d’une ville et de ses habitants dans un même plaisir partagé. Pendant toute une semaine la place est entièrement dédiée au festival. Des gradins sont dressés, pouvant accueillir jusqu’à deux mille spectateurs, et le public peut assister librement aux dernières répétitions. Certaines pièces sont créées spécialement pour Montauban ; d’autres sont achetées à des productions. Toutes sont montées à Paris ; les derniers réglages s’effectuant sur la place où les comédiens prennent possession de l’espace scénique et revêtent leurs costumes. À eux, se joignent parfois des figurants locaux pour certaines pièces « à grand spectacle «. Le « Café du Centre » (actuellement l’« Agora ») prête son premier étage où sont installées les loges des comédiens. Le bureau du Festival siège dans un des magasins, sous les couverts, l’espace public tout entier vit, en bonne entente, au rythme du théâtre.
Bien souvent, la genèse d’une entreprise contient en germe ses développements à venir. C’est spectaculairement vrai en ce qui concerne le premier « Festival du Languedoc », en juillet 1957. La pièce choisie est « Fuenteovejuna » de Lope de Vega ». La musique originale écrite par un compositeur espagnol, Maurice Ohana, est interprétée par un chœur, deux solistes et douze instruments à vent et percussions. La direction d’orchestre est assurée par Louis Auriacombe. Les costumes sont de Marcelle Dulaut. Jeanne Castan interprète Isabelle la Catholique. C’est Marc Dautry qui réalise le masque du commandeur, tandis que Jean Lurçat prête deux grandes tapisseries qui pendent aux façades pour rehausser le décor. De nombreux figurants locaux incarnent les villageois. Et la mise en scène est signée Jean Deschamps qui vient aussi de créer le festival de Carcassonne. La presse nationale est au rendez-vous. On croise dans le public, Max Favalleli, Morvan-Lebesque, la jeune Claude Sarraute... Il y aura des articles dans Le Figaro, Le Monde, Combat, et bien d’autres journaux.
Des Espagnols ont fait le voyage depuis l’Espagne pour assister aux représentations et la communauté espagnole de Montauban remercie le comité d’avoir programmé cette pièce par un encart en castillan dans La Dépêche. Dans ce même journal, Nicole Vuillaume écrit : « Le premier festival sembla s’annoncer comme une manifestation qui sera douée d’une qualité essentielle : sa popularité. La même journaliste signale que Jean Deschamps est « follement acclamé » à l’issue de la représentation. N’oublions pas que l’Espagne vit alors sous la dictature franquiste et que le sujet profond de la pièce est la lutte d’un peuple contre la tyrannie.
Pour un coup d’essai, ce fut un coup de maître et le Festival de Montauban acquit, dès le début ses lettres de noblesse parmi la centaine de festivals qui fleurissait en France.
Les années qui suivent confirment et pérennisent ce succès. La mise en valeur du patrimoine espagnol se poursuit avec des pièces comme « Don Juan » de Tirso de Molina, « Le timide au palais », « La jeunesse du Cid » de Guillen de Castro, « Le mariage de Figaro » et bien d’autres. Le ministère Malraux est entré en action et apporte son soutien au Festival. En 1960, l’état accorde une subvention de 22000 francs sur un budget total de 40000 francs. Le salaire moyen d’un cadre est d’environ 1100 francs. Les places les plus chères coûtent 7 francs, les moins chères sont à 3,50 francs. Tout le monde peut aller au théâtre.
Il faut cependant souligner que l’on est ici en présence d’un théâtre tout à fait traditionnel. Celui que promeuvent au même moment des directeurs de troupes comme Jean Dasté, Hubert Gignoux ou Maurice Sarrazin. Cependant, on n Y rencontre pas d’auteur contemporain et nulle trace d’avant-garde. Ni Beckett, nl Adamov, ni Ionesco ne sont au programme, évidemment, puisque la thématique baroque les en exclut de fait. Pas plus que ne sont invitées les jeunes compagnies qui se réclament de Bertolt Brecht ou plus encore du « théâtre de la cruauté » d’Antonin Artaud. Il est intéressant de constater que Félix Castan, qui est un ardent défenseur de la modernité en matière d’arts plastiques, fait preuve de goûts très classiques des lors qu’il s’agit d’art dramatique. Sans doute faut-il reconnaître que le théâtre est un lieu plus sensible que la peinture et que la confrontation d’un public non initié avec un spectacle du « Living Theatre », pourrait avoir plus de conséquences dans la réaction qu’il susciterait, que, par exemple, la vision d’une toile de Tapiès exposes, comme ce fut le cas, au marché de Villebourbon. On l’aura compris, le Festival du Languedoc est une entreprise artistique et culturelle qui veut fédérer et non pas diviser. On ne saurait lui en faire le reproche et l’on ne peut que constater la réussite de la manifestation et son immense succès auprès du public.
Il n’y a pas, cependant, de grandes aventures sans quelques tribulations dans son déroulement. Notre Festival n’échappe pas à la règle et connaîtra au moins deux Secousses notoires dont la deuxième signifiera son éclatement. La première de ces péripéties conflictuelles aura lieu en 1960, à l’occasion de la création de La Célestine et les amours tragiques de Calixte et Mélibée. Ecrite au tout début du XVI éme siècle, par Fernando de Rojas, la pièce raconte les amours d’un jeune homme et d’une jeune fille pris d’une passion funeste qui les conduira tous deux à la mort. Pour parvenir à ses fins de séduction, le garçon fait appel aux services d’une entremetteuse : la Célestine. Celle-ci n’a de céleste que le nom. Il s’agit en réalité d’une créature dénuée de toute morale, à demi sorcière et tout à fait mère maquerelle. La pièce, monumentale, qui possède plus d’une vingtaine actes , dresse un tableau sans espoir de la condition humaine. Rien ne trouve grâce aux yeux de l’auteur. Tout y est mis sur le même plan, qu’il s’agisse de la vérité ou du mensonge, de l’honneur ou de la lâcheté, du vice ou de la vertu. Ainsi que l’écrit l’universitaire Odile Lassere-Dempure dans son étude sur la pièce : « Scepticisme et désillusions se retrouvent jusqu’au cœur même des passions. La Célestine fait sombrer le monde dans le néant ». On peut voir sans doute dans cette pièce le premier grand texte nihiliste de l’occident chrétien. Tout du long, il y est question du vide existentiel qui frappe les personnages, quels que soient leur condition, leur âge ou leur sexe. Pour Fernando de Rojas, avocat juif converti au catholicisme, toute entreprise humaine, toute action, toute pensée même, débouche sur le néant.
Cette œuvre magnifique aura une influence considérable sur les auteurs espagnols. On retrouvera la même notion du vide chez Calderon, sous une forme baroque. De même que chez Cervantès, Don Quichotte sera en proie à un identique vertige du néant. C’est la fascination de la « nada », du rien, qui avec le délire de la grandeur participe de la fantasmatique espagnole ; on pourrait presque dire : de son inconscient collectif. On l’a vu à l’œuvre pendant la guerre civile.
Certes, en 1960, les œuvres de Nietzsche, de Dostoïevski, ou de Sartre sont connues de tous et il n’y aurait pas vraiment là matière à scandale. Mais un détail l’intrigue mettra cependant le feu aux poudres. Il est clairement dit, dans les dialogues, que des prêtres et même un dignitaire de l’église fréquentent le lupanar de la Célestine. C’est probablement la goutte qui fait déborder le vase provincial de la tolérance et provoque l’indignation de l’évêque de Montauban. Celui-ci monte en chaire et déconseille vivement à ses ouailles d’assister à un pareil spectacle. Qu’il ait été suivi ou non, l’anathème prononcé par l’évêque assure à la pièce un succès d’autant plus grand qu’il flotte à présent autour d’elle une odeur de soufre. Force est de reconnaître que la mise en scène de François Maistre est remarquable. La grande tragédienne Maria Mériko y campe une Célestine flamboyante de perversité maligne, aux côtés d’un Charles Denner éblouissant dans son rôle de matamore infernal. Le public conquis, leur fait une ovation chaque soir. La presse ne tarit pas d’éloges.
Le fait est que la secousse aura eu peu d'impact immédiat, mais son onde de choc va s’étendre sur les années à venir. Désormais, le Festival du Languedoc ne fait plus l’unanimité. Il est objet de débat, voire de polémique au sein même de son comité directeur. Les rapports avec la municipalité connaissent aussi un moment de tension qui finira par s’apaiser. Les années suivantes, des pièces comme La vie et un songe de Calderon, où Je fis mes débuts au théâtre aux côtés de Marie-Claire Valène et Michel de Ré,
« La place Royale » de Corneille, « La jeunesse du Cid » de Guillen de Castro, continuent de dérouler le formidable panorama du théâtre baroque devant un public toujours conquis. En 1962, une pièce est jouée en langue castillane : « Amar sin saber a quién » de Lope de Vega, mise en scène par José Martin Elizondo. Le dépliant publicitaire annonce qu’il s’agit là « D’un grand festival populaire d’hommage à la culture espagnole », même si, deux ans plus tard, Shakespeare fait son apparition avec « Les joyeuses commères de Windsor » ; l’Espagne est toujours au centre du Festival- Les plus grands noms du théâtre français se succèdent sur la scène montalbanaise. Citons, entre autres, Maria Casarès, Rosy Varte, Emmanuelle Riva, Alain Cuny , Denis Manuel, André Falcon, etc. En dépit du succès rencontré, en 1964, des divergences de points de vue éclatent au sein de l’organisation.
C’est en 1965, sous la magistrature du nouveau maire, Louis Delmas, que la rupture est consommée entre Félix Castan et plusieurs membres du comité. Le désaccord porte sur le contenu même de la programmation pour laquelle des choix ont été faits et des engagements pris contre la volonté de Castan. À l’issue d’un procès fort embrouillé, le tribunal renvoie les parties dos à dos par jugement du 3l mars 1965. La charge de réaliser le Festival est alors confiée à un administrateur provisoire choisi hors comité. Celui-ci donne son aval à la proposition faite par les membres dissidents qui obtiennent l’appui de la mairie. Le Festival du Languedoc conserve son nom et poursuit, sans Félix Castan, sa ligne baroque et hispanisante avec deux pièces au programme. La première est La vérité suspecte d’Alarcon. La presse s’ enthousiasme pour un jeune comédien au talent éblouissant qui a pour nom : Jacques Higelin. Celui-ci confesse au journaliste qu’il a aussi envie de tenter sa chance dans la chanson... La seconde pièce est « Lucrèce Borgia » de Victor Hugo, somptueusement décorée et habillée par Léonor Fini. La Dépêche titre : « Un sommet dans l’histoire du festival ». L’ORTF réalise un reportage de près d’un quart d’heure sur cette édition, l’année suivante, le même comité dissident programmera trois pièces dont une de Calderon : « Trois crimes, un châtiment », mise en scène par Marcelle Tassencourt, mais surtout une version remarquable des « Fourberies de Scapin » sur une mise en scène trépidante d’Edmond Tamiz et les musiques du Modem Jazz Quartet. Ce spectacle, qul décape la rouille d’une pièce archi-connue, connaîtra un immense succès dans la France entière. Enfin, en 1967 une programmation pâlichonne propose Marivaux et Beaumarchais. Le public est au rendez-vous, mais l’esprit du Festival du Languedoc ne souffle plus sur la Place Nationale.
Arrive la tornade de Mai 68 qui va bouleverser le paysage culturel français et abattre les chênes de la tradition. Jean Vilar lui-même, chassé de son festival, mourra trois ans plus tard, prématurément, à l’âge de 59 ans. . A Montauban, où les tensions politiques ont remplacé les querelles de style, il n’ y aura pas de festival cet été-là. C’est en 1969, que Félix Castan reprendra définitivement la main, par abandon de la partie adverse, sur un festival qui n’est plus que le fantôme de lui-même. Le metteur en scène Jean-Pierre Miquel, déjà pressenti l’année précédente, vient donner du théâtre grec avec des acteurs vêtus de blue-jeans, ce qui paraît furieusement moderne. Il y aura, certes, encore quelques beaux moments de théâtre mais sans aucune originalité par rapport à ce qui pouvait se voir sur d’autres scènes festivalières. Marcel Maréchal vint, en 1970, présenter sa magnifique « Moschetta » d’après Ruzante. On vit aussi, l’année suivante, un « Ubu roi » plein de fantaisie interprété par Pierre Doris. Mais c’en était bien fini du Siècle d'Or, du baroque et de la création originale.
Il s’appelle désormais « d’Occitanie» retrouve, le temps de trois spectacles originaux, un peu de sa splendeur et de son esprit créatif d’antan. Benedetto, qui est instigateur du festival off d’Avignon, vient à Montauban une première fois, en 1973, pour y donner sa pièce « La Madone des ordures ». Les temps ont changé et nul évêque ne montera en chaire pour dénoncer un titre au parfum d’impiété. L’année suivante, la ville va connaître un grand moment d’enthousiasme créatif dans la réalisation d’un spectacle, inspiré à André Benedetto par l’histoire locale, et qui s’intitulera : « Le siège de Montauban ». De nombreux figurants et acteurs montalbanais sont invités à rejoindre la troupe des professionnels de la Nouvelle Compagnie d’Avignon, tandis que la mise scène mêle joyeusement le thème patrimonial du siège de Louis XIII à la satire d’un carnaval contemporain. L’influence du « Théâtre du Soleil » d’Ariane Mnouchkine est évidente, et il s’agit bien là d’un théâtre politique engagé et militant, mais ce « Siège de Montauban » où l’ on chante la Montalbanaise, emporte l’enthousiasme de tous par originalité formelle, l’esprit de jeunesse qui l’anime et sa formidable dynamique d’expression. Suivront deux autres créations constituant la trilogie montalbanaise de Benedetto : « Les drapiers jacobins » (en 1976), où le metteur en scène donne une part belle à la langue occitane et « Pique-nique au moulin d Ardus » (en 1979) inspiré parle le splendide tableau de Lucien Cadène, vu comme une prémonition du Front Populaire- Ces pièces, créées à partir du patrimoine historique et artistique de Montauban, seront reprises à Avignon avec succès. Signalons aussi en 1978, en marge de ces trois pièces importantes, une création collective orchestrée par André Benedetto, intitulée « Saint Féniant et Dame Paresse » chaleureusement accueilli par le public. Cependant, tandis qu’en 1976, le Festival de Carcassonne a droit à la une de La Dépêche, celui de Montauban n’obtient qu’un tout petit article en page locale. Dans les années suivantes, la manifestation montalbanaise deviendra le Festival-Forum d’Occitanie » et perdra sa spécificité autour du théâtre de création tout en s’ouvrant à d’autres pratiques artistiques et culturelles dont le cinéma. Des metteurs comme Jean-Pierre Bastos ou Armand Gatti seront invités. Mais l’heure est surtout aux débats, aux colloques, au discours politiques sur la culture, ses choix, ses outils et ses buts. Tout cela est certes fort intéressant, mais le grand public est beaucoup moins concerné qu’on ne le souhaiterait. On peut le comprendre.
Pendant cette même période, le théâtre connaît, en France et en Europe, un profond bouleversement. Le grand théâtre populaire dont rêvait Jean Vilar, s’est dissout dans la recherche formelle ou les expériences de laboratoire. Il reste, bief sûr, un théâtre de création accessible à tous, mais les snobismes avant-gardistes de toutes sortes, instaurant les nouveaux diktats de la préciosité moderne, ont éloigné le grand public. Il est vrai que la télévision omniprésente lui propose, à domicile un tout autre choix de divertissement. En 2005, au festival d’Avignon, une spectatrice excédée par la dernière élucubration humiliante du chorégraphe Jan Fabre, lance aux acteurs : « Mais qu’est-ce qu’on vous a fait pour nous faire souffrir comme ça depuis une heure trente ? ». Le divorce est bien consommé entre l’art officiel et le publie- Mais l’éclatement de l’art dramatique ne signifie pas pour autant la mort du théâtre.
L’ARCHE DE NOÉ
La seconde grande aventure de création théâtrale et patrimoniale qui anima la ville de Montauban dans la dernière partie du XX ème siècle, fut entreprise par la Compagnie de l’Arche de Noé. Cette aventure fut relativement brève dans nos murs, puisqu’elle n’excéda pas cinq ans, à la différence du Festival imaginé par Castan qui perdura tant bien que mal, grâce à la ténacité de son créateur, durant plus de deux décennies, bien que s’achevant en peau de chagrin. Aussi brève qu’elle fut, l a présence de l’Arche de Noé à Montauban n’en demeure pas moins exceptionnelle par la nature du travail qu’elle proposa au public et par le fait que son histoire fut unique dans la relation directe entre la Ville et un metteur en scène de théâtre. Il faut souligner aussi qu’il s’agit d’une Compagnie à la renommée internationale. Créée en 1967 par Guillaume Lagnel, cette Compagnie s’inscrit d’emblée dans une rupture très franche avec le théâtre dit "de répertoire" et adopte le style formel du « Bread and Puppet ». Créée à New-York par Peter Schumann la troupe du « Bread and Puppet » est mondialement connue pour son théâtre de marionnettes géantes. Inspiré par cette forme plastique nouvelle, l’Arche de Noé promeut un théâtre de gestes, de masques et de grandes figures animées parfois par plusieurs manipulateurs. Il s’agit d un théâtre visuel et sonore où les arts plastiques et la musique occupent une place prépondérante et d’où jaillit une vibrante poésie de l’action. Sans aucun didactisme, la dramaturgie laisse le spectateur libre d’en tirer une interprétation personnelle en fonction de sa sensibilité, de sa culture, ou de son imaginaire propre. Si le texte et la voix humaine y ont parfois leur place, c’est toujours en contrepoint ou en renfort de l’image sensible. Le verbe n’est ici qu’un des éléments dramaturgiques. Il n’est en aucun cas premier et la mise en scène ne lui est jamais soumise. La puissance expressive de ce théâtre se concentre essentiellement dans le geste et le masque rythmés par la musique et le bruitage. Dans la filiation directe des écrits d’Antonin Artaud, ce théâtre utilise à ses fins tous les moyens, les arts et les techniques de la représentation. Danseurs, circassiens, acteurs, musiciens, artificiers ou machinistes participent à part égale au langage de cette dramaturgie totale. Il ne s’agit plus d’offrir au spectateur une narration subjective avec des personnages auxquels on peut s’identifier, mais de faire se dérouler devant lui un récit épique collectif sous la forme d’une vaste fresque visuelle et sonore. S’il arrive parfois, dans les spectacles de Guillaume Lagnel, qu’un personnage se détache du groupe, ce n’est que par instants et pour replonger aussitôt dans l’anonymat d’une foule dont il est l’émanation momentanée et éphémère, un peu à la manière dont le coryphée se détachait du chœur antique. Dans ce théâtre, le singulier ne se distingue Jamais vraiment du pluriel ; en tout cas, pas très longtemps.
A l’opposé du théâtre classique fondé sur le texte, cet art dramatique ne s’écrit Jamais au "je". Il se raconte à la troisième personne, comme une épopée "objective". , ne suscite plus l’identification du spectateur avec les héros, il crée en revanche une émotion, personnelle à chacun, à partir d’images poétiques à la puissance fortement évocatrice.
Ce type de théâtre, bien que très nettement inscrit dans son époque, puise aussi ses sources loin dans le temps et dans les cultures du monde. L’Afrique et l’Asie participent de son imaginaire, au même titre que les traditions populaires de l’Europe ancienne et contemporaine. Il lui arrive de s’emparer des objets du folklore pour les hausser à la dignité de l’œuvre d’art. Comme, par exemple, en revisitant des légendes locales ou des fêtes populaires dont il ravive le sens profond.
En d’autres termes, le théâtre de Guillaume Lagnel s’efforce de renouer à travers l’espace et le temps avec l’essence de la théâtralité, avec cette constante volonté de humain à représenter la vie, ses forces premières, ses instincts et ses rêves. La dimension sacrée d’un tel théâtre est évidente. L’acte théâtral en lui-même toujours porteur d’une sacralité qui lui est constitutive, ne serait-ce que parce qu’il représente la vie. N’oublions pas que chez les anciens Grecs, c’était le dieu le Dionysos qui présidait au théâtre et que la tragédie, en grec « tragoedia » signifie le chant du bouc. Qu’il le sache ou non, qu’il le revendique ou s’efforce de s’en éloigner Ie théâtre plonge ses racines dans le sacré que l’on aurait tort de confondre avec le religieux. Au travers d’imaginaires qui sont autant païens que chrétiens, la constante philosophique de l’Arche de Noé questionne le rapport de l’homme à ses semblables, à la nature et au cosmos. Les images qu’elle fabrique mettent en scène les peurs et les aspirations humaines par le truchement de légendes ou de mythologie emblématiques. Le nom même de l’Arche de Noé, qui découle d’un des grands mythes de notre civilisation, nous met sur la piste d’un dialogue entre l’Homme et le Mystère, entre l’anéantissement et la salvation, entre l’harmonie et le chaos. Entre Apollon et Dionysos. Du point de vue formel, à de rares exceptions près, les créations de Guillaume Lagnel sont des objets de plein-air et peuvent souvent s’accommoder du jour autant que de la nuit. Il serait restrictif de parler ici de « théâtre de rue », puisque les représentations peuvent se dérouler en rase campagne comme dans un jardin ou bien sur un cours d’eau ou encore au bord de la mer. Guillaume Lagnel lui-même qualifie son travail de « théâtre à ciel ouvert ».
Bien évidemment, l’espace urbain offre un cadre de prédilection à ces spectacles qui mêlent processions et étapes de jeu, accompagnés du public qui suit leur déroulement tout au long des rues et des places. La façade d’un bâtiment, la voûte d’une abbatiale ou le jardin d’un cloître servent parfois d’appui ou d’écrin à la dramaturgie. Implantée à Moissac en 1984, l’Arche de Noé y a constitué une troupe de jeunes interprètes, spécialement formés à ce genre théâtral et à son langage très physique. Une des créations les plus renommées qui eut un retentissement international fut «L’An Mil ». Cette pièce, inspirée par le tympan de l’église de Conques, est ue interprétation de la geste de Charlemagne. On aura l’heureuse surprise de retrouver ici le compositeur Maurice Ohana, dont la musique des cantigas sous-tend l’action des différents tableaux. « L’An Mil » qui obtint le Grand Prix du Théâtre en Midi-Pyrénées, fut joué pendant des années dans de nombreuses villes de France, ainsi qu’au Portugal, en Allemagne et jusqu’au Mexique où il fut représenté dans le cadre du prestigieux Festival Cervantino, à Mexico en 1995. Dans la même veine d’inspiration autour de la sculpture romane patrimoniale signalons « Les vieillards de l’éternité », pièce à géométrie variable, créée à partir, cette fois, des personnages du tympan de l’abbaye de Moissac. Ces figures de pierre qui bougent, transportèrent leurs rebecs célestes, de ville en ville et de pays en pays jusqu’aux terres lointaines de la Bolivie.
L’Arche de Noé est déjà fortement implantée en Tarn-et-Garonne, avec notamment, un rendez-vous annuel à l’abbaye de Beaulieu, quand elle s’installe officiellement à Montauban en 1997, à l’amicale invitation du maire Roland Garigues. Une convention d’Artiste Associé à la Ville est proposée à Guillaume Lagnel, incluant une collaboration avec le théâtre municipal ainsi que la mise à disposition d’un lieu : l’ancienne gare des autobus de Villebourbon rebaptisée à cette occasion « L’Embarcadère » pour signifier l’invitation au voyage vers l’imaginaire, dénomination qu’elle a conservée jusqu’à aujourd’hui. Cette installation de l’Arche de Noé participe de la politique culturelle de la ville dans le cadre du label « Ville d’Art et d’Histoire ». Elle coïncide avec l’accueil de la compagnie de danse du chorégraphe Andy Degroat et au développement de l’Orchestre Baroque de Montauban sous la direction de Jean-Marc Andrieu. Diverses collaborations naîtront entre le chef d’orchestre et le metteur en scène dont la mémorable création en 1999 de l’œuvre de Benjamin Britten intitulée Noye’s Fludde, en français : « L’Arche de Noé ». Heureuse coïncidence. Cet opéra pour enfants revisite le principe des mystères du Moyen Age. Hymnes et scènes de comédie s’y succèdent en mêlant processions d’animaux et évocations du déluge. Le travail avec les enfants et à destination du jeune public est un des axes de l’engagement de la Compagnie vis-à-vis de la ville. Participant au Festival Carambole (dont je salue la mémoire de son créateur, André Brami, qui nous a quittés , récemment), l’Arche de Noé produit en 1998 deux spectacles intitulés : « La paix, fil à fil » et « Le cirque », inspirés par l’œuvre de Marc Chagall. Deux représentations de ces spectacles seront données à Montauban : la première sur le parvis du théâtre, la seconde place Lalaque, devant des centaines spectateurs. La participation à ces mises en scènes des jeunes élèves de l’École de musique et de figurants locaux nouait un lien étroit entre les artistes et la population. De même que les ateliers de création de masques, installés à l’Embarcadère et dirigés par le peintre et plasticien Christian Chabert, permirent à de nombreux Montalbanais de s’initier à la sculpture destinée au spectacle vivant.
Saluée par la presse, subventionnée par le ministère de la Culture, la Région 'Midi-Pyrénées, le département de Tarn-et-Garonne et la ville de Montauban, la compagnie l’Arche de Noé bénéficie aussi d’un important mécénat de la part de la Fondation Paris-Bas ainsi que d’un partenariat avec le Centre des Monuments Nationaux.
Parmi les différents spectacles qui furent donnés à Montauban, citons la reprise à l’occasion des « Journées du Patrimoine - 1997 », d’extraits de « Carthage, la mémoire des sables » présentés sur la place Nationale. Ce spectacle évoque l’épopée de la reine Phénicienne Didon et celle du général Hannibal avait été créé la même année au théâtre antique de Carthage. Notons, à cette occasion, l’apport considérable du côté musical de Jean-Jacques Lemêtre qui est devenu, depuis la fin des années 80, le compositeur attitré de L’Arche de Noé. Il est aussi l’un des fondateurs avec Ariane Mnouchkine du Théâtre du Soleil dont il a composé la plupart des musiques de scène. Grand explorateur des musiques et des instruments du monde, Jean-Jacques Lemêtre apporte une dimension planétaire à l’esthétique sonore de L’Arche de Noé. Les costumes et les masques de « La mémoire des sables », inspirés des célèbres pâtes de verre carthaginoises, firent aussi l’objet d’une grande exposition au Marché Saint-Honoré à Paris, sous le patronage de la Fondation Paris-Bas. Exposition qui f ut reprise à Montauban, dans le grand hall de L’Embarcadère.
Il y eut encore au théâtre municipal (qui n’avait pas encore été baptisé Olympe' de Gouges, la recréation de « La Maison du Sourd » inspiré par les Peintures noires de Francisco Goya. Ce spectacle marque une des rencontres de Guillaume Lagnel avec la boîte noire d’un théâtre classique. Il s’ouvre sur une reconstitution foudroyante du célébrissime tableau « El tres de mayo » représentant l’exécution de prisonniers espagnols par les soldats français. La mise en scène déroule ensuite une fresque qui explore quelques-unes des toiles tragiques de Goya. Dans un déferlement d’images, la somptuosité le dispute à l’effroi sur le thème de la destruction, des ravages de la guerre et de l’empire du mal incarné par le sabbat des sorcières. Il fallait, en effet, la boîte noire du théâtre semblable à l’obscurité d’une boîte crânienne, pour que ce cauchemar haut en couleurs puisse déployer tous ses sortilèges et replonger dans la nuit d’où il vient ; la nuit de la conscience : ce « sommeil de la raison [qui] engendre les monstres » selon la parole même de Goya.
À l’opposé, éclate la joyeuse lumière multicolore des fresques délicates de Giotto dans le spectacle créé autour de « Saint François d’Assise » qui adressa son sermon amoureux aux oiseaux du Jardin des Plantes en mai 1997.
Parmi les « pièces de lumière », citons aussi « Solstice, le chariot de foin » inspiré par l’un des triptyques de Jérôme Bosch. Ce chariot des vanités humaines se mit en route sous le porche de l’église Saint-Jean Villenouvelle qu’à ce jour le théâtre n’avait encore jamais honoré de ses fastes éphémères.
Des animations, des spectacles, des ateliers, des expositions... la liste exhaustive de l’action menée à Montauban par l’équipe de L’Arche de Noé, tout au long de ces années de la fin du siècle dernier, dépasse largement le cadre de cette rapide évocation. Disons que cette présence fut trop courte pour porter tous ses fruits à maturité, mais qu’elle fut assez forte pour servir d’indicateur à ce que pourrait être une politique artistique dans ce domaine. Elle a démontré en tout cas que l’artistique et le culturel sont pas forcément incompatibles. Il est important de le souligner dans une époque de confusion où l’on a trop tendance à croire qu’il s’agit de la même chose. L’arrivée à terme de la convention d’artiste associé coïncida avec le changement de municipalité survenu en 2001. Dans le tourbillon post-électoral, aucune réflexion ne fut sérieusement menée autour de la pertinence du maintien ou non de la Compagnie dans les murs. Une page devait probablement être tournée. Personne ne se rendit compte que cette page tournée correspondait, pour L’Arche de Noé, à un livre que l’on ferme et, pour la ville de Montauban, à la perte d’une visibilité nationale en ce qui concerne le théâtre de création. Ce fut Perpignan qui ouvrit alors ses portes à Guillaume Lagnel afin qu’il y poursuive son œuvre au service u Patrimoine.
Il est certain qu’à l’image des hommes et des civilisations, les aventures artistiques connaissent naturellement une naissance, un développement et une fin, mais il est permis de s’interroger sur l’absence de suite que connurent les entreprises évoquées ici. Avignon a survécu à Vilar et Carcassonne continue, bon gré mal gré, longtemps après Jean Deschamps. La question soulevée par la disparition du théâtre da création à Montauban peut être élargie à d’autres arts. Il est vrai que la musique, la danse , la chanson, les arts plastiques, la littérature, connurent ou connaissent encore grâce à des promoteurs de haut niveau, un flamboiement qui n’a pourtant jamais permis à notre ville d’acquérir à l’échelon national une identité artistique pérenne, spécifique et revendiquée. Il est difficile de démêler l’écheveau de cet empêchement tant il est fait de nœuds complexes. Le foisonnement même et la grande variété des arts en présence, la personnalité des artistes, les différentes et aléatoires politiques culturelles de la Ville, ou encore le substrat social et associatif y jouent chacun leur partition, tantôt harmonieuse, tantôt discordante. Mais pour s’en tenir au strict domaine du théâtre de création, force est, aujourd’hui, de dresser le bilan de l’inachevé et de l’interrompu
Que Montauban, contrairement à d’autres villes de notre région, n’ait jamais su ou voulu se doter d’une "Scène Nationale", on ne peut que le déplorer. Cependant, il n’est impossible de voir dans cette relative défaite artistique, la possibilité d’une victoire future. Le vide structurel que l’on constate aujourd’hui offre peut-être la possibilité d’une éclosion à venir. Gageons que le théâtre de création n’a pas dit son dernier mot ni vécu son dernier acte et qu’il connaîtra, à Montauban, une renaissance qui sera certainement l’œuvre d’une nouvelle génération appartenant au XXI ème siècle.
Le phénix ignore la cendre. Il n’y voit qu’un endroit propice à faire son nid. Le théâtre est ce phénix.
François-Henri SOULIĖ