Etude : les romanciers ont-ils tous les droits ?
Les romanciers ont-ils tous les droits ?
d’après le journal Lire (mars 2003) et le forum du Nouvel Observateur : Nantes (11 avril 2013)
Les romanciers peuvent-ils décrire les pires atrocités, les pires crimes dans une œuvre de fiction, livrer en pâture les faits et gestes de leurs proches sans dévoiler leurs noms ?
Selon la loi, le roman bénéficie d’une immunité. La censure, maintenant privatisée est le fait des associations, donc de la société civile qui se substitue à l’Etat et s’arroge le droit de décider du sort d’un roman et d’impliquer la responsabilité de l’auteur. Deux ouvrages en ont fait les frais en septembre 2002 : Rose bonbon, de Nicolas Jones-Gerlin (Gallimard) qui raconte à la 1ère personne les turpitudes d’un pédophile et Il entrerait dans la légende, de Louis Storecki (Leo Scheer) qui narre les délires cruels et violents d’un tueur en série. Le premier a pu ressortir après que Gallimard ait changé le bandeau rouge contre un blister et un avertissement stipulant « Livre de fiction ». Pour le deuxième, Leo Scheer demeure poursuivi en justice.
Serait-ce là une stratégie de marketing ? Certains le pensent ; tout cela est bien aléatoire. Pensons aux Onze mille verges, de Guillaume Apollinaire, accumulation de descriptions lubriques et obscènes que la censure a laissé passer en 1949 à cause du nom de l’auteur patriote, engagé dans l’armée française de 1914. Vernon Sullivan n’eut pas cette chance pour J’irai cracher sur vos tombes. Les textes les plus condamnés ont trait à la pédophilie bien que L’Enchanteur (1939), de Nabokov, n’ait pas eu de problème grâce à une 4ème de couverture amortissant l’effet du texte. Les mains en l’air et Braquage, mode d’emploi (Leo Scheer), d’Emmanuel Loi, paru en 2002 n’ont pas eu de polémique, pas plus que Paul des Epinettes ou la myxomatose panoptique, pamphlets contre la société de Jean-Marc Rouillan emprisonné (ancien dirigeant du mouvement terroriste d’ultra gauche).
Avec Nicolas Genka, la censure moderne a eu son cobaye idéal. L’auteur de L’épi monstre (livre interdit et détruit en 1961) et Jeanne la pudeur (1964) a subi censure d’Etat, censure individuelle (par son beau-frère), censure par la fatigue des procès durant cinq ans, censure par la rumeur (maison du Finistère saccagée), censure par l’oubli enfin puisque Genka a été longtemps écarté du monde des écrivain (il semble sorti du RMI mais n’écrit plus rien). On peut se procurer L’épi monstre dans toute librairie mais la censure dure toujours.
L’esprit de censure s’arrête-t-il jamais ? De toute façon, de la censure d’Etat à celle de l’individu, du tabou de l’inceste à celui de la pédophilie, l’interdit se déplace.
Nous avons des exemples récents avec Lionel Duroy attaqué par sa famille (10 000 € à verser par l’éditeur à son fils), Christine Angot qui a pillé dans Les petits, La vie des amants, la vie d’une femme (40 000 € à payer avec son éditeur, Grasset, à sa rivale), Marcella Yacoub qui, dans Belle et bête, a instrumentalisé l’acte d’écrire (50 000 € à payer avec l’éditeur Stock à DSK pour un livre bien écrit, ne donnant aucun nom mais monté en épingle par la presse), Patrick Poivre d’Arvor qui a détaillé sa vie avec ses maîtresses (condamné en 2011 à verser 25 000 € à son ancienne compagne, 15 000 € de frais et à ne pas être réédité ; rejugé le 19 juin dernier), Richard Millet qui a exalté le geste terroriste d’Anders Breivikce, Norvégien de 32 ans, coupable d’avoir perpétré par idéologie dans son pays deux attentats terroristes (77, puis 69 morts), condamné à 21 ans de prison le 24 août dernier (livre déclaré fasciste mais non interdit)
Que dire à nos romanciers ? Qu’ils doivent être vigilants car le livre s’inscrit dans le temps, qu’ils n’ont pas le droit de saccager la vie d’autrui, de compromettre quiconque, qu’ils soignent leurs façons d’exprimer des vérités universelles touchant à la condition humaine, afin de ne pas être manipulés, pourchassés, bannis et parfois ruinés. Il appartient à l’éditeur d’être un garde-fou, de substituer des mots, d’insérer une 4ème de couverture, de ne pas admettre un livre en vue d’un scandale et de profit.
La littérature est vitale et a besoin de protection car « elle est tout, sinon elle n’est rien » ; l’écrivain ne doit pas être un bon citoyen, il est engagé. Pierre Brunel, professeur à la Sorbonne, affirme que les romanciers ont tous les droits quand ils ont du talent, sauf dans le cas de plaidoyer, d’apologie ou lorsque le livre est utilisé à des fins avouées et conscientes autres que littéraires. Il laisse à l’écrivain le droit de nommer une femme comme il a le droit de nommer un pommier ou un étang, précisant qu’à certains moments perce l’envie d’exposer et d’exploser, la littérature n’étant pas seulement faite d’un contrôle intellectuel ou moral et laissant la possibilité, le droit d’avoir une censure intérieure, un interdit de silence, un interdit de paroles.
Que dire à la justice ? Qu’il n’existe quasiment pas d’œuvre de fiction qui n’ait un point de départ dans la réalité ? Qu’elle prenne en compte le côté rapace et voyeur de certaine presse qui seule mérite d’être attaquée puisqu’elle met des noms, des photos montages évocatrices sur les faits anonymement relatés, qu’elle ne se calque pas sur la justice américaine qui a mis les procès à la mode et piétine les facultés de création.
Un équilibre est à trouver mais il restera de toute façon fragile comme l’écrivain, comme l’être humain. En définitive, la victoire appartiendra à la Littérature.
Andrée Chabrol-Vacquier